Dans sa tour d'ivoire, le bureaucrate prospère. Il ne voit ni le bout de son nez, ni l'horizon subalterne. C'est le fonctionnaliste par excellence, l'intégré. Chacun son nid, chacun sa vie. Chacun sa tour d'ivoire, son enfermement. Bravo la modernité.

Mais qu'est-ce que la société, bon sens? Est-ce réellement de s'intégrer socialement, de remplir une fonction sociale? Est-ce strictement de réussir, de survivre? Certes, à chacun sa tour d'ivoire, mais que faire des gens visionnaires? Si je tiens au rêve d'être aimée, et cela avant tout, pourrais-je réussir une vie, pourrais-je travailler? À tous ceux qui ne jurent que par l'argent et par ce qui réussit socialement, et donc qui vouent à l'échec la vision des sciences sociales, je rétorque farouchement : vous manquez le bateau. La recherche en sciences sociales est cruciale. Il nous faut répondre à ces questions (parmi d'autres), cela parce que la vie sociale est d'abord et avant tout un discours à éclaircir.

Les idées mentionnées ci-dessus recoupent en quelques sortes la difficulté de concilier travail et famille, et somme toute du temps. Alors que, comme plusieurs, je consacre actuellement ma vie à mes études, au peaufinement de la citoyenne que je suis, je réalise combien tous et chacun sont pris dans une rationalité instrumentale incommensurable : celle du travail. J'évoque ici les travaux de Weber, mais en ratissant plus large. Nous exécutons machinalement sans comprendre fondamentalement pourquoi. Nous croyons tendre vers quelque chose, concrétiser une certaine dignité humaine. Me semble-t-il toutefois que notre satisfaction est insaisissable. Jamais sommes-nous rassasiés d'avoir produit dans le temps, nous faut-il reproduire tout le temps.

Je suis donc à émettre ce constat (que plusieurs ont émis avant moi, tant pis!) parce que j'ai le privilège de capter la formation de divers citoyens tous les jours. L'université est un milieu d'apprentissage, mais aussi de pression extrême. Il ne suffit pas de simplement être curieux, il faut obéir à cette logique de reproduction. Les avocats, les notaires, les médecins, les économistes, les journalistes, les enseignants, les psychologues en devenir... tous doivent se donner à fond, et chacun sait que de savourer un souper en famille n'assurera pas un souper en famille demain. Le futur est une dette, surtout pour les étudiants d'aujourd'hui. Nous sommes confrontés à une pénurie d'emplois et à un surplus de gens diplômés. À cela s'ajoute la structure démographique de notre pays qui n'avantage pas les jeunes perçant la population active. Et donc, comment s'intégrer?

La rançon de l'intégration sociale se veut le travail effrené. Je ne vous mentirai pas, toutefois : je crois perdre espoir chaque jour de ma vie. Je ne comprends jamais plus comment envisager une vie saine alors que le citoyen d'aujourd'hui n'aime plus autrui. Le citoyen d'aujourd'hui aime travailler, là est le fondement de son amour. Mais si j'ai envie, moi, dans ma vie banale, d'être aimée avant tout, outre ce que je "fais"? Eh bien, si je n'aspire plus aux idéaux destructeurs du travail et de l'intégration, je vais devoir m'embarrer dans ma pharmacie.

J'ai envie de travailler, oui, mais j'ai aussi un goût profond de vivre l'expérience authentique de l'intimité. J'ai envie de caresser un projet de vie avec une personne que j'aime, et j'ai envie de sentir l'amour de cette personne en retour. Je cherche à ce que ce pan de ma vie soit en primeur. Je n'évoque pas ces envies par paresse, au contraire. J'évoque ces envies parce que je crois fermement que tous tendent vers cet idéal, d'où l'obsession du travail. La retraite est ce lieu où, un peu comme l'enfance, on retrouve les petits plaisirs de la vie, mais différés toute une vie durant. La retraite est le lieu de concrétisation, permise par le travail cumulé. Là-dessus, encore, les jeunes d'aujourd'hui ne sont plus avantagés à cet égard. Devenez donc fous, tant qu'à faire. Que de cages de fer. Attendre toute une vie pour vivre réellement, allez encore voir pourquoi.

Pourquoi un tel idéal doit-il nous détruire alors qu'il ne cherche que le bonheur dans l'amour? Je n'y vois rien. Je suis sans doute paresseuse, à bien y penser. Tel est le discours non décrypté du social. Voyage à l'envers.

En dépit de mon cynisme et de l'étouffement que je ressens, je m'attache tout de même à cette envie profonde de goûter l'amour et de pouvoir concilier travail et famille. Je crois qu'une conciliation est possible, parce qu'il nous serait impossible de tout rejeter pour aller s'aimer dans les bois. Faire l'expérience de l'intimité est tout aussi importante que de remplir une fonction sociale, cela parce que la première aide à raffiner la seconde (en termes de compétence et de sensibilité). L'équilibre est une recette judicieuse, et avant d'avoir à sniffer de la cocaïne pour continuer à travailler sans relâche, je vous conseille de vous ouvrir les yeux et d'aller savourer tous les bienfaits de l'amour. Un "je t'aime" et un câlin sincère, ça, ça mérite d'être continuellement reproduit.

Des idéaux qui nous détruisent

Partager cet article