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Partitions qui cogitent
8 mai 2016

Chroniques d'une universitaire - ou comment se retrouver à travers le néant du savoir

Chroniques d'une universitaire

Il y a presque un an de cela, j'étais à conclure mes études de baccalauréat, comme plusieurs autres de ma cohorte en sciences sociales. Une fois bachelière, j'étais à la fois fébrile et craintive, peu certaine de ce que me réserverait l'avenir. Je m'enlignais pour une maîtrise en sociologie, ayant cette croyance qu'en étant extrêmement sensible et passionnée pour l'écriture, ce serait un choix parfait. Aujourd'hui, je tente de décoder l'univers des connaissances sociologiques et son utilité dans la vie de tous les jours; bref de comprendre à quoi ça sert, tout ça.

La sociologie est un domaine peu connu. Essayer d'en discuter avec des gens qui ne s'y connaissent pas, c'est un calvaire. Essayer d'expliquer ce qu'on fait, voire  s'acharner à défendre son utilité pour la réalité ordinaire de tous et chacun, ça demeure un défi.

Tout un défi, en fait, de s'acharner à être étudiant encore à 23-24-25-26...30 ans, cela dans un monde où les connaissances strictement théoriques ne sont plus aussi reconnues. Ça pèse sur certains d'entre nous, sur d'autres pas du tout. Une chose est claire, ça pèse sur moi en maudit. On en vient à tenter de s'autoconvaincre, à défaut de n'être reconnu que par ceux qui ont les pieds direct dedans - ce qui exclut bien souvent une part de notre entourage proche. C'est aussi un défi parce qu'on baigne dans la solitude - à force de lire près de huit heures par jour dans toutes les bibliothèques en ville. La sociologie, comme toutes les sciences sociales classiques, interroge et critique des enjeux sociaux de toutes sortes. Les sociologues comptent voir différemment ces enjeux, que ce soit en discutant de la très vaste occultation des rapports de force entre les classes sociales dans le système d'éducation (Bourdieu et Passeron, 1970), en liant la masculinité hégémonique au patriarcat (Raewyn Connell, 1987), voire en s'intéressant aux effets aveuglants des privilèges dont bénéficient certains groupes d'individus, émetteurs de normes sociales (Guillaumin, 1972).

La sociologie est surtout un défi parce qu'elle rectifie notre perspective des choses, du vivre-ensemble, des politiques publiques, des relations interpersonnelles, et plus encore. Cette sensation continuelle de l'erreur, cela malgré tant d'années à parachever qui nous sommes, elle est féroce. Cette sensation en dit long sur le processus d'acquisition de connaissances, possible tant que nous savons qu'il y a là moyen de se faire un peu meilleur chaque jour. Ce qui est d'autant plus difficile, toutefois, c'est de se résigner à constater la quasi-ubiquité des diverses perspectives que nous cédons. Une thèse, un article, un livre de nature sociologique ont d'ailleurs trop peu d'effet à cet égard. Or, qui sommes-nous pour imposer une nouvelle perspective des choses sur autrui, apparemment plus affinée? Là est une des grandes failles des paradigmes sociologiques... ils sont condamnés à leurs propres cadres de production, à leurs propres univers intellectuels. Ils sont accessibles pour quelconque lecteur, mais ont-ils réellement une capacité de changer les choses, considérant le pullulement des productions sociologiques à l'heure actuelle?

Cette question m'amène, au fait, à conclure que les formations en sciences sociales ont d'abord et avant tout une incidence sur l'étudiant qui sélectionne ce champ du savoir. Elle est là, la capacité de changement. À l'époque où, jadis, les fondateurs de la sociologie créaient, sans le savoir, la rigueur d'une science sociale critique (Aron, 1967), il y avait une valeur à produire pareille connaissance : ces connaissances étaient bien plus rares qu'aujourd'hui. Inévitablement, admettre le tout implique également d'abandonner notre rêve de changer le monde - y'a que Donald Trump et ceux qui ont ben du cash qui peuvent se le permettre. Cependant, pouvoir se changer soi-même et être différent chaque jour, c'est déjà beaucoup. On ne change peut-être pas le monde, mais on commence lentement à changer notre monde à nous. Après quoi, il faut avoir la force d'aller à contre-courant, pour l'amour des théories et de leurs effets sur nous. Étudier en sociologie, c'est donc une épreuve d'emblée autoréflexive, laquelle requiert énormément de conviction. Pourquoi? Parce qu'il est difficile de faire le pari des connaissances en dépit des débouchés professionnels qui y sont fort peu concluants. Parce qu'il est difficile de s'autovaloriser dans cette épreuve trop peu reconnue alors que d'autres autour de nous semblent réellement 'accomplis'. Parce qu'il est difficile de lire, surtout avec toutes ces préoccupations! Parce qu'écrire nécessite de la patience, de l'ouverture à la critique, de la finesse, de la précision, de la concision - et je suis consciente que cette phrase n'est pas concise. Parce que c'est ennuyant, parfois - en fait souvent -, de dialoguer avec soi-même, alors que nous pourrions voyager, vivre notre jeunesse, faire autre chose; travailler dur comme fer à se bâtir un avenir 'sécuritaire' et tellement plus confortable... parce que le lendemain est, en fait, un interminable rendez-vous avec soi-même et nul autre, et l'autosuffisance est périlleuse à travers ce néant de possibilités.

***

Des liens théoriques assez aléatoires

Inévitablement, y'a aussi une partie de moi, moins optimiste et plus sceptique, qui se compare systématiquement. Pourquoi ai-je fait ce choix? Pourquoi me suis-je retrouvée ici? Est-ce parce que je suis moins apte que d'autres? Je caresse l'impression que ce genre de questionnements nous suit toute une vie durant, surtout lorsque nous ne réussissons pas comme souhaité. Plus tôt cette semaine, j'ai d'ailleurs parcouru un ouvrage d'Alain Ehrenberg (2009), à savoir Le culte de la performance. Une chose qui m'a particulièrement percutée, c'est de réaliser combien la réussite individuelle doit être la résultante de nos propres initiatives. L'auteur lui-même ne cherche pas à détruire toute personne performante, au contraire. Il cherche plutôt à critiquer l'engrenage social qui nous pousse inconsciemment à se surpasser sans limites, au point d'aspirer au surhumain. Il examine comment notre obsession pour la performance est à ce jour alimentée par les images très suggestives du sport, de l'athlète champion qui rend l'impossible possible. Encore une fois, il ne s'agit pas de détruire ou de se moquer de l'autorégulation de tout un chacun pour se maintenir en santé, mais de comprendre qu'il y a un message dominant qui est contraignant pour l'individu. Cet individu est à ce jour laissé pour compte. On ne valorise donc pas ceux qui, sans travail ou dans une situation sociale précaire, dépendent de l'assistance sociale - aussi décharnée soit-elle avec la déconfiture de l'État-providence. Ce sont des fardeaux à la société, des contre-exemples en termes de conduites personnelles. On valorise plutôt ceux qui se sont sortis de la misère, les entrepreneurs parvenus de ce monde. Tout repose sur soi. Ehrenberg (2009) dit : « Réussir aujourd'hui, c'est pouvoir inventer son propre modèle, dessiner son unicité, même si elle est identitique à celle de tous les autres. » (p. 200) L'entreprise est, pour lui, « un modèle d'action » qui prévaut pour tous en tant que possible «épanouissement affectif» (Ehrenberg, 2009, p. 200).

Pas surprenant, donc, que certains recourent à des médicaments psychotropes pour être à la hauteur. Quittes à se distinguer, quittes à se concentrer sans arrêt pour 48 heures, quittes à rendre l'impossible possible comme ce champion parfois dopé - quand le sait-on vraiment? -, certains consomment des drogues de toutes sortes. Ehrenberg (2009) donne l'exemple du Modafinil, un psychostimulant soignant l'hypersomnie. Semblerait-il que ce médicament est largement consommé, en France, par des étudiants en médecine ou en pharmacie, cela pour ne pas avoir à dormir pendant près de deux jours (p. 267). Nous espérons donc atteindre un « fonctionnement illimité » dans une «concurrence permanente» (Ehrenberg, 2009, p. 267). Nous adhérons continuellement à cette concurrence effrenée.

Or, sans même consommer pareils médicaments, force est de constater que ce culte de la performance nous suit. C'est d'ailleurs pour cette raison que je suis assise à taper sans relâche. Inévitablement, nous espérons tous trouver notre place, réussir, déboucher, se surpasser. Puis, le surpassement de certains n'est pas toujours équivalent à celui du voisin. C'est ce qui, d'après moi, vivifie cet engrenage sans fin.

Ce genre de logique peut être appréhendé sous l'angle des rapports de classes sociales. Les inégalités, en sociologie, ont été largement abordées. Lorsqu'on parle, au fond, de rapports sociaux (de sexe, de genre, de race, de classes; de rapports ethniques), il s'agit d'une manière de traiter de configurations sociales inégalitaires. Souvent, nos privilèges nous empêchent de réaliser la persistance de nombreuses inégalités (p. ex. le fait d'être un homme blanc issu d'une classe favorisée; ou encore une femme blanche issue d'une classe favorisée). Cela dit, le milieu scolaire est un exemple parfait de lieu où règne le culte de la perfomance. Bourdieu et Passeron (1970) parlent même de « culte aristocratique de la gloire » dans la culture scolaire (p. 179). Ainsi, il n'est pas rare que les normes de performance soient dictées par les membres de classes supérieures, ceux qui ont davantage accès aux ressources et aux leviers du pouvoir. Il est question, le cas échéant, d'une reproduction « des inégalités de niveau social dans le milieu scolaire » (Bourdieu et Passeron, 1970, p. 194). Il y a, pour Bourdieu (1979), un sentiment d'être à sa place qui gagne chaque individu. Il est possible d'être brillant tout en provenant d'un milieu assez populaire; de s'éduquer, d'être boursier. Or, l'ascension sociale ne se fera pas sans dilemmes existentiels (Hoggart, 1970; Sennet et Cobb, 1972). Par exemple, l'étudiant boursier, celui qui vient d'un milieu populaire, va lentement mais sûrement intégrer un milieu social complètement distinct du sien. Pour Bourdieu (1979), il est possible de faire l'acquisition de savoirs par l'entreprise de l'éducation, voire de se bâtir une certaine richesse ainsi qu'un réseau d'interconnaissances. L'enjeu, pour Bourdieu, est de se déraciner sans inconfort (cet inconfort qui nous vient de l'habitus). Somme toute, seul le temps est gage d'adaptation pour le déraciné.

Il est d'ailleurs possible de lier le tout au processus de civilisation. Dans un ouvrage-phare en sociologie, Norbert Elias (1976) cherche à mettre en doute la notion de civilisation, laquelle semble désormais aller de soi. Ce qui est particulièrement intéressant dans cet ouvrage, c'est la démarche d'analyse d'Elias : il retrace les codes de comportements à travers l'histoire; en l'occurrence depuis le Moyen-Âge. En parcourant de nombreux traités ayant dicté les codes de l'étiquette, Elias (1976) constate que les comportements soi-disant 'civilisés' servaient de barèmes de distinction en société. On peut donc comprendre que l'adoption de comportements 'civilisés' ou normaux marque l'appartenance à une classe favorisée. Pis encore, ces mêmes codes sont dûment produits et reproduits par les membres des classes supérieures exclusivement. Pendant longtemps, il s'agissait de gens qui courtisaient la royauté. Est venu un temps, d'ailleurs, où les classes se sont en quelques sortes métissées, et c'est ainsi que les normes de l'étiquette se sont répandues (Elias, 1976).

L'ouvrage d'Elias (1976) est repris ici très grossièrement, et je m'en excuse. Or, à bien y penser, les codes de l'étiquette règnent et évoluent encore aujourd'hui. Il est très intéressant de réaliser d'où viennent nos habitudes de courtoisie. Comme le dit Elias, la civilisation n'est pas un état; il s'agit plutôt d'un processus sans fin. Plusieurs vont expliciter le vocable en évoquant les nations 'civilisées', apparemment distinctes de d'autres, moins avancées. C'est tout l'inverse. Le processus de civilisation a servi à l'autodéfinition des peuples occidentaux, lesquels se conçoivent comme la norme par excellence. Être civilisé vaut également comme stratégie d'accès à des ressources; ce qui renvoit donc à notre appréhension des membres de classes sociales supérieures.

***

En somme

Ce qui me frappe, c'est de constater qu'il y en a toujours un qui, dans un contexte particulier, émet une norme. Inévitablement, parler de norme ainsi recoupe l'univers théorique de Guillaumin (1972) lorsqu'elle parle de majoritaire et de minoritaires. Au fait, Guillaumin s'intéresse aux rapports sociaux dans leur généralité, y incluant également le majoritaire, producteur de normes, dans la balance. Quand on y réfléchit un peu, cette théorie de Guillaumin peut expliquer pourquoi il nous est souvent impossible d'être empathique à la situation d'un autre, différent de nous.

En somme, la comparaison s'avère dorénavant le noeud gordien des relations interpersonnelles. Une norme de performance, laquelle est susceptible de camoufler des rapports de classe, nous dicte quotidiennement une façon de faire. On aime faire entrer l'impossible dans notre horaire; six à sept cours par session, deux emplois à temps partiel, du bénévolat, des entraînements rigoureux; enwaye! On se vante de travailler sans cesse, nuit et jour. On fait la grâce matinée et on se culpabilise. On sait que passer une semaine à 'végéter' devant le téléviseur n'est pas exemplaire. Dans mon cas, on se tourmente d'être en sociologie et non en actuariat, cela en dépit de volontés intérieures. On veut être celui qui produit plus, qui gagne les grands prix, qui travaille plus efficacement. On se croit unique; on alloue nos réussites à notre intelligence; nos échecs à des circonstances externes. On refuse parfois d'admettre notre improductivité et on parle avec effroi de procrastination. On remet à plus tard le temps de repos, à l'instar de cette fameuse construction qu'est la retraite. Enfin, j'ose poser l'unique et sincère question : pourquoi? 

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Source photo : http://tapety-za-free.blogspot.ca/2012/02/mroczne-tapety-mga-las-dzrzewa-widoki.html

Bibliographie

Aron, R. (1967). Les étapes de la pensée sociologique. Paris, Éditions Gallimard.

Bourdieu, P., et Passeron, J.-C. (1970). La reproduction. Paris, Les Éditions de Minuit.

Bourdieu, P. (1979). La distinction, critique sociale du jugement. Paris, Éditions de Minuit.

Connell, R. (1987). Gender and PowerSociety, the Person, and Sexual Politics. Standford, Strandford University Press.

Ehrenberg, A. (2009). Le culte de la performance. Paris, Hachette Littérature.

Elias, N. (1976). La civilisation des moeurs. Paris, Calmann-Lévy.

Guillaumin, C. (1972). « Majoritaire et minoritaires ». Dans L’idéologie raciste, Paris, Gallimard, p. 115-128.

Hoggart, R. (1970). La culture du pauvre. Traduit de l'anglais par Garcias, F., Garcias J.-F. et Passeron, J.-C. Paris, Éditions de Minuit.

Sennet, R., et Scobb, J. (c1972, 1993). The Hidden Injuries of Class. New York, W.W. Norton & Company, inc.

 

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